L’immuable est dans l’évanescence.

Avez-vous remarquez que ce deuxième confinement arrive dans une sorte de basculement de l’automne ?

Nous étions en octobre dans ce jeu de chaleur et fraîcheur, de soleil et de pluie. La nature assoiffée par cet été de sécheresse s’offrait une pause désaltérante bienvenue. Les éclats de soleil à travers les nuages nous offraient de magnifiques arcs-en-ciel, où le regard s’absorbe et le cœur se soulève : beauté éphémère, qui pointe l’infini. Le regard perd pied dans la beauté des arbres en robe colorée : rouge-baiser, fleur de soufre, auburn. Le tressaillement du feuillage, la feuille qui tombe au ralenti. Tout nous invite au lâcher-prise, formule au combien galvaudée et pourtant…

Le ciel de novembre vient s’accrocher en longues écharpes dans la vallée, la force du soleil finit par se glisser et illumine le tapis mordoré craquant des feuilles déposées sur l’herbe pleine de rosée. La pluie froide nous invite à rentrer pour tenir à deux mains un bol chaud et odorant. Le cloche-pied de géant a avalé une heure en une seule journée. Dans ces jours raccourcis, de notre prison ouverte et limitée à un kilomètre alentour, la lassitude voire un doute, une inquiétude peuvent s’immiscer. Pourtant un silence tranquille apaise la nature entière.

Accueillir ce qui est là. S’entraîner au sentiment de ne pas savoir, s’entraîner à ne pas comprendre, s’entraîner à ne pas pouvoir : quel inconfort. Mais « l’inconfort c’est le confort » pointe Eric Baret. En effet la formule est énigmatique et ne se révèle que dans le ressenti. La plupart du temps nous nous s’empressons à tout faire pour échapper à cet inconfort, pourtant la pratique nous apprend à développer la patience dans l’expérience.

Cet automne est une période de transition qui nous fait passer de la touffeur et de l’insouciance de l’été, à une saison plus restrictive : c’est le moment où accepter la grisaille, la pluie, le manque de luminosité, le retrait forcé, l’isolement, permet de se retrouver dans un face à face avec soi-même. L’incertitude généralisée nous entraîne dans une insécurité radicale. Accueillir ce qui est là, avec la fraîcheur de la découverte, comme on accueille un vieil ami que l’on n’a pas vu depuis longtemps. Accueillir pour retrouver cette sécurité fondamentale, profonde, vécue en soi et qui ne dépend pas d’une sécurité extérieure.

L’observation de l’impermanence extérieure lève la croyance que tout est stable. La nuit alterne avec le jour, les saisons se succèdent, nous passons de l’enfance à l’adolescence à l’âge adulte, la vieillesse. Tout ce qui apparaît à l’instant, dans notre champ de conscience, disparaît l’instant suivant, et l’on peut le dire, avec un autre mot, que tout sans exception, est de nature incertaine. Ce petit virus n’a pas encore fini de nous interpeller : il nous met face à l’incertain. Incertitude qui remet en question notre mode de vie, de travail, incertitudes dans nos relations, incertitude à propos de notre santé celle des autres.

Ce qui se passe sous nos yeux, cet automne que l’on croit à l’extérieur de nous, est une invitation à une compréhension profonde de ce qui se passe subrepticement en nous. En se promenant, en travaillant le jardin en observant tous les jours comment la nature se déploie, nous pouvons réaliser tactilement toutes les informations essentielles pour comprendre l’Univers. Nous pouvons percevoir dans le ressenti de nos cellules les saisons, les rythmes, les cycles de la Vie, et réaliser ce que disent tous les textes traditionnels : que le microcosme que nous sommes est à l’image du macrocosme et inversement. Nous pouvons ressentir cette intelligence infinie, en laquelle toutes les formes coexistent et s’imbriquent. Se relier à cette intelligence implique de passer par le ressenti organique.

De même sur le coussin : immobile en apparence, ressentir le corps, le souffle : ce vent qui nous traverse. Observer dans le senti les émotions qui gonflent, se déploient et meurent, tout comme la vague sur la plage. Observer et sentir les pensées qui dansent comme les feuilles dans le vent d’automne. Rester au cœur de l’observation, accueillir tout, tel que c’est, maintenant, sans lutte à chaque instant. Bien sûr quand on est complètement pris par le mental, par nos conditionnements, nous avons du mal à revenir au senti, pourtant c’est bien là, la voie du vivant. C’est notre mental qui lutte, qui juge ce qui est bon ou pas, bien ou mal, ce qui devrait être différent, pris par notre habitude de projeter sur le monde extérieur, on en oublie d’écouter ce qui est.

En restant, encore et encore dans l’observation douce et neutre, nous arrivons à débusquer le « Moi-Je ». Ce « Moi-Je » qui croit être la même personne que sur les photos d’il y a dix ans, vingt ans, trente ans, et pourtant toutes les cellules du corps se sont renouvelées tant de fois. Combien de pensées, d’émotions en une vie ? Alors est-ce ce « Moi-Je » qui observe ?

Longtemps nous croyons que c’est la personne, la personnalité qui observe, et c’est là, l’erreur. En développant cette attitude de chercheur au-delà du connu, on découvre que tout l’imaginaire de ce que l’on projette sur le monde est mémoire. A un moment se produit un saisissement tactile : qu’est-ce qui ne bouge pas ? C’est la conscience, c’est le fond, cet arrière plan duquel tout se déploie, que l’on peut nommer, Conscience, Présence, Shiva-Shakti, Dieu, Grand Tout, Bon fond.

C’est au cœur de l’impermanence, que nous pouvons découvrir que nous sommes ce qui est permanent. Cette découverte apporte la sécurité intérieure fondamentale, la paix dans le monde chaotique qui est le notre en ce moment.

…L’essentiel c’est qu’on sache voir, / qu’on sache voir sans se mettre à penser, / qu’on sache voir lorsque l’on voit, / ni voir lorsque l’on pense…

Fernando Passoa « Le gardien de troupeaux ».

Toute ma gratitude va aux enseignements bouddhistes et aux maîtres qui me les ont transmis, ainsi qu’à Jean Klein, Eric Baret et tous les poètes, qui nous aident à voir au delà des apparences.

Annie