La manière d’aborder l’exploration corporelle décrite dans cet article a été transmise par Jean Klein à Éric Baret. Elle repose sur l’orientation traditionnelle du Shivaïsme tantrique non-duel du Cachemire. Le Vijnana Bhairava Tantra « La discrimination de la réalité ultime », (VBT) trad L. Silburn, est largement cité par E Baret, que ce soit dans ses livres ou lors de sessions de questions-réponses. Ce texte est tout à fait unique, Abhivanagupta (XeS) en a fait un commentaire. Son enseignement ne s’appuie sur aucun rituel, il n’y a pas d’initiation, ni d’offrandes, ni de temples. Il s’agit d’un ensemble de slokas*, dans lesquels il n’est question que d’une seule posture : « l’assise ». Le reste invite à la pratique de dharanas* ou de pratique de concentration. Il y est aussi question des émotions de l’existence, ou d’actes aussi banals que l’éternuement. Le texte est un dialogue entre Shiva sous sa forme courroucée – Bhairava (la conscience) et de Shakti-Bhairavi (l’énergie) qui le questionne. Le questionnement s’inscrit dans une relation entre l’être et la conscience. C’est un itinéraire vers l’Unité.
Les Tantras sont issus d’une tradition et empreints d’éléments religieux qui se rattachent à un environnement culturel et temporel donné. Le contexte contemporain dans lequel nous nous trouvons est loin de celui d’Abhivanagupta. L’enseignement transmis par E. Baret n’intègre pas les éléments religieux de cette tradition et n’en conserve que la mystique, ainsi que la métaphysique. Celle-ci questionne l’essence de l’être dans cette quête vers l’Absolu. Ce questionnement reste actuel et peut s’appliquer à n’importe quel contexte culturel et à n’importe quelle époque. Dans les séminaires, il n’y a pas d’étude de la philosophie. Il s’agit d’une approche expérientielle où l’introspection est au cœur de la pratique. Une exploration personnelle est vivement encouragée, il s’agit là d’une voie intime.
Dans la pratique corporelle qui est proposée, l’ensemble des postures de hatha yoga ainsi que le pranayama sont visités, avec la perspective du VBT, entre autre la stance 78*. Ainsi les postures sont réalisées sans intention ni volonté de réaliser l’asana parfait, sans désirer s’assouplir ou se muscler, sans volonté d’aller mieux ou d’être en bonne santé, ni comprendre quoique ce soit, ni même atteindre l’éveil –qui ne demeure qu’un concept tant qu’il n’est pas actualisé. Il s’agit de se déposer avec simplicité dans l’instant ; d’être UN avec la forme qui est proposée au corps. Alors la plongée s’effectue dans le senti, à la rencontre du plus subtil mouvement de l’être. Cela nécessite de développer une observation neutre c’est-à-dire sans jugements, ni commentaires, dans une curiosité sans cesse renouvelée.
Cette démarche implique une collaboration profonde et sincère au processus qui s’est mis en route.
Lorsque l’on reste dans une posture en étant, comme le dit EB « en dessous de ce que l’on peut faire », c’est-à-dire sans mobilisation musculaire inutile, le corps physique entre dans un grand relâchement et peut ainsi glisser dans une sorte d’endormissement. Mais contrairement à l’endormissement classique qui conduit à une forme de black-out provisoire, ici le physique est profondément détendu et en même temps alerte dans la réalisation corporelle de la posture. Le souffle est ténu. Le glissement conduit à une clarté vibrante et mouvante. Ce qui est très différent du moment où l’on pique du nez, par exemple dans une assise méditative. Le corps n’est plus senti comme une masse dense pouvant être douloureuse, puisque l’on reste en dessous de ce que l’on peut faire. Dans ce corps grossier qui dort et qui a perdu ses repères corporels, ce que les yogis nomment le corps énergétique peut ainsi se révéler, se déployer.
Instant après instant, l’observateur neutre note ce que produit le vivant dans le corps et ce qui se passe en dessous du seuil habituel de conscience : mouvements internes, parfois juste une douce luminosité. Un lieu apparaît et se résorbe dans un vécu sans cesse changeant. Une zone se dénoue, perçue comme un ébranlement intérieur. Extérieurement y a-t-il eu mouvement ? Peu importe.
La sensibilité intime de l’espace interne se déploie. L’aboiement au loin traverse la masse sensorielle et disparaît. Une pensée surgit dans sa fulgurance et un serrement se produit ici ou là. Cela se manifeste comme une sensation de remonter d’un état de profondeur, de revenir à la surface ; l’image est ce qu’elle est, mais dans l’expérience il n’y a ni haut, ni bas. «Je » ne peut que constater que la conscience a du retard face à la réactivité musculaire. L’observation reste UNE avec la contraction, un réajustement du corps se produira ou pas, par un micro mouvement absolument involontaire et non décidé.
Différentes couches sensorielles se révèlent dans cette expérience dynamique, ce qui demande un réglage comme lorsque l’on règle l’objectif d’un microscope. L’attention se pose sur un autre tempo, passe à une autre strate. On ressent et l’on entend la pulsation du cœur, c’est ainsi une autre danse intérieure qui apparaît. Etre là, maintenant, tout de suite, dans la substance de la réalité qui se déploie.
Un malaise interne jaillit, qui part de ce que l’intellect étiquette comme estomac. Une pensée surgit –je vais tomber dans les pommes– une perception –c’est désagréable–, des images qui ramènent à une histoire que l’on n’avait pas invitée puis l’émotion se déploie dans une effronterie sans retenue. A moins que cela ne se passe dans l’autre sens ? Qui sait ? C’est tellement rapide. Ce qui survient est l’émergence et le déploiement dans la conscience du vivant, de ce que nous sommes dans l’instant, –perçus avec neutralité sans que le moindre commentaire ou jugement n’apparaissent–et ce malgré nous. La mer se fait grosse et l’esquif est frêle. L’observateur constate ce corps de réactions et de défenses. Par une plongée sensitive, amoureuse et dénuée de volonté, l’espace interne s’ouvre à nouveau et accueille les ondes qui se répandent dans le corps ; la nausée est au bord des lèvres, le déploiement dans la gorge s’estompe, la chair de poule court à la surface de la peau des mollets, la sueur perle sur le front. La vague monte puis reflue laissant çà et là des mémoires qui imperceptiblement s’étalent dans la conscience. Tout est ouvert et offert à et dans l’expérience. Les vibrations, comme autant de parfums, s’étalentdans le processus naturel de transformation de la Vie. L’expérience non-saisie se résorbe d’elle-même. Parfois cela ne se résorbe pas et il faudra d’autres explorations. L’orientation cachemirienne, consiste à laisser monter et éclore l’émotion au lieu de chercher à changer ou de contrer quoi que ce soit, dans l’émotion la conscience peut apparaître.
Seul compte le présent dans son éternel renouvellement, pourtant le constat est sans appel : le corps et la pensée sont complètement intriqués et conditionnés. La voie tantrique consiste à entrer complètement dans l’énergie vibratoire de l’expérience, sans s’identifier à une quelconque image de soi-même, sans rechercher ni les circonstances, ni les relations qui peuvent susciter ou relancer une même expérience. Pourtant, la mémoire nous joue bien des tours ! Au fond, l’exploration ne serait-elle pas la reconnaissance d’un corps de mémoire ? Le VBT donne des pistes au slokas 119*, pour qui souhaite visiter ce chemin.
La chair de poule se propage sur cette membrane poreuse, que l’on appelle usuellement la peau. « Je » note un chatouillement qui semble être extérieur. La mémoire entre en jeu et « je » sait que c’est une mouche. Contrairement à l’habitude, monte en moi un énorme mouvement attendri pour cet insecte qui cherche à se rapprocher de l’humain. Cela me déborde, quel étonnement ! L’intériorisation continue, y a-t-il une limite dans ce no man’s land, nommé peau ? Y a-t-il une frontière infranchissable entre moi et l’autre, entre le monde interne et externe ? Non. Il n’y a rien d’intellectuel, ce non vient du senti, en écho à une ouverture.
Dans cette intériorisation et avec l’arrêt de la pensée discriminante, la transparence d’un état non personnel émerge. La sensibilité corporelle se résorbe dans « Ce qui perçoit » ou comme on voudra le nommer : dans l’arrière-plan, dans le silence, ou dans la lumière. Le regard s’absorbe non plus dans l’objet perçu (les sensations, les émotions, les pensées…), mais dans l’acte de percevoir. Ce retournement de l’attention vers le processus lui-même, n’est ni volontaire, ni personnel. C’est un jaillissement ou un effondrement, un surgissement de la réalité, ou une grâce. Allez savoir ? Observé, observateur et acte d’observation s’effondrent en même temps.
La luminosité, l’incandescence se dévoilent dans ce passage mystérieux entre deux états de l’être pendant ce bref moment, insaisissable, où la forme s’efface pour laisser place à une autre dimension.
Chers maîtres du passé et du présent qui l’avez pointé ! Ainsi derrière l’apparence d’un monde continu, il existe des interstices par lesquels se glisser : laisser le corps grossier s’endormir pour que le corps subtil puisse s’éveiller ; dans l’intervalle fugitif entre la fin de l’expiration et le début de l’inspiration ; dans ce bref, ce minuscule, cet imperceptible instant de silence entre deux pensées ; dans ces glissements entre les états veille et sommeil ; dans cette merveilleuse luminosité au réveil.
Ce dialogue où Bhairavi interroge Bhairava est intemporel, car c’est la Vie qui nous traverse, qui s’interroge elle-même. Alors, dans ce mouvement où la conscience apparait à elle-même, n’est-ce pas là l’union de Shiva et Shakti ?
Nous avons tous un corps, le tapis est proche, la voie directe. Que faut-il de plus ?
Annie
Article paru dans Infos Yoga n°149
*Slokas : terme sanskrit qui désigne deux vers de seize syllabes, séparés par une césure.
*Dharana : Ce terme sanscrit signifie « qui tient, qui porte; qui garde, qui protège ». C’est aussi le 6e membre dans la nomenclature de Patanjali.
*Stance 78 : « Installé sur un siège moelleux, ne reposant que sur son séant, pieds et mains privés de support : par l’effet de cette (attitude) l’intelligence intuitive la plus haute accède à la plénitude. » VBT Traduction et commentaire de Liliane Silburn, éd. Collège de France 1999.
*Stance 119 : « A la vue d’un certain lieu, qu’on laisse aller sa pensée vers des objets dont on se souvient. Dès qu’on prive son corps de tout support, le Souverain omniprésent s’avance. » VBT Traduction et commentaire de Liliane Silburn, éd. Collège de France 1999.