Conte paru dans la revue Infos Yoga n°143
Il était une fois, dans les temps modernes que nous vivons, une jeune yogini, qui vivait très heureuse. Chaque jour, elle s’appliquait à une rencontre amoureuse avec son tapis et son coussin.
Poussée par la confiance que lui donnaient les enseignements qu’elle recevait en France, forte de toutes ses lectures et surtout, forte de l’expérience qui émergeait en elle, elle décida un jour de partir pour le berceau du Yoga, comme une pèlerine, pas tout à fait comme une ascète.
Lorsque l’avion décolla, quittant son pays pour une période dont elle ignorait la durée, elle avait les yeux parfaitement secs et le cœur léger.
Tous ses sens furent chahutés par la rencontre indienne: bruits, odeurs, couleurs, saveurs : « La vie spirituelle commence ici et prend naissance dans ce corps » se dit-elle pleine d’enthousiasme et le ventre taquiné par les épices. Pour atteindre l’alignement divin, elle prenait appui sur la terre pour des séries de postures favorisant l’enracinement. Elle affinait sa sensibilité grâce au pranayama. Dans sa quête spirituelle, elle rencontra les Dieux de l’Inde et leurs disciples, partageant les pujas autour d’un feu. Elle laissa sa barque dériver sur l’eau sacrée du Gange pour une offrande de fleurs. Son itinéraire à travers cette géométrie invisible et sacrée la poussa tout naturellement vers l’Himalaya. Quoi de plus naturel pour une rencontre avec son esprit ?
Elle trouva un méditant d’un grand âge dont la simple présence l’inspira profondément. Elle décida de rester auprès de lui. La barrière de la langue limitant leurs échanges, il ne lui donna que peu d’instructions verbales, mais le regard fit le reste.
Toutes ces années de pratique l’avaient bien préparée. Elle alla donc sereine dans la solitude de son ermitage, heureuse de ce dépouillement, pour ce voyage immobile.
Or, cette contrée reculée était habitée de génies, d’esprits et également de divinités aux multiples bras, aux crocs acérés et aux yeux exorbités.
Dans l’immobilité apparente du corps, son esprit cavalait. Somme toute, il était facile de s’occuper en faisant du yoga. Mais ne pratiquer qu’un seul asana – même s’il s’agit de la reine des postures – et qui plus est toute la journée, s’avérait beaucoup plus difficile que prévu.
L’isolement et l’insécurité s’immiscèrent petit à petit. Elle regardait souvent derrière elle et fut de plus en plus convaincue qu’un mauvais génie lui avait jeté un sort. Ce n’était pas « elle » le problème mais cet autre évanescent qui avait pris les rennes. Elle alla voir le sage, lui décrivant par une gestuelle dramatique cette inquiétante présence. Il l’accueillit par un sourire édenté et elle entendit :
– « Lorsque les conditions extérieures sont très dépouillées, l’esprit se raconte des histoires pour se divertir. Le plus fort des génies est le coussin qui balaie toutes possibilités de fuir. Il n’est point nécessaire de s’identifier à ces états. »
La yogini comprit alors que les démons n’étaient pas à l’extérieur, mais en elle et que de vouloir les chasser revenait à se battre contre des moulins à vent. C’est seulement de retour dans son cabanon qu’elle réalisa, abasourdie, qu’elle avait compris ce que le sage lui avait dit : pouvait-il parler sa langue ?
Elle retourna sur son coussin, persévérant dans les consignes de base : revenir aux sensations du corps, du souffle, encore et encore. Des pensées fugaces tourmentaient son mental. – Qu’est-ce que je fais là, loin de mon confort, de mon quotidien ? Je mangerais bien du chocolat. Il n’y a pas de réseau. – Dans ces périodes de tsunami intérieur, la raison, la volonté ne pouvaient plus grand-chose. De plus, elle ne pouvait plus accuser « un autre ». Sa ferveur s’amenuisait. Elle osa une ruse pour sortir de l’œil du cyclone : compter ses respirations. Elle comptait, elle comptait et le mental, malin comme un singe, continuait sa course.
Elle sortit. L’air frais et l’espace alentour lui firent du bien. Elle s’assit sur de la mousse et reprit sa pratique. Le mental se décrispa, un grand calme arriva, une douce paix l’enveloppa. Ainsi au soleil, c’était chaud et confortable, rassurant, connu. La respiration se fit de plus en plus fine, comme un râle. Sa tête tomba sur le côté. Dormait-elle ou dans cette dichotomie, dansait-elle avec l’impermanence ?
Un être céleste l’approcha en volant sous une apparence féminine, sereine et paisible, lui susurrant que quel que soit l’état dans lequel elle se trouvait, éveillée ou assoupie, tout ce qui surgissait à son esprit, n’était que de simples apparences, de simples projections de son propre esprit. Dormait-elle ? Etait-ce un rêve ? Elle ne connaissait pas cet état intermédiaire. Pourtant la scène était très claire. Elle sentit une présence impalpable qui nimbait son environnement. – Il n’y a rien à faire, juste à accueillir ce qui se présente, lui confia la dakini.
La théorie semblait simple. Accueillir les démons d’agitation qui continuaient de l’assiéger. Accueillir les pulsions de distraction qui l’assaillaient encore. Accueillir la peur, lorsque la nuit tombée, elle entendait les animaux rôder autour de sa hutte. Accueillir la pluie qui s’infiltrait à travers le toit, rendant son tapis humide. Accueillir la lassitude d’une pratique monotone. Le doute s’installa petit à petit : –Suis-je au bon endroit ? Sur le bon chemin ? Qui suis-je ? – Elle se regardait dans son propre miroir. Pas facile de s’asseoir face à son propre chaos !
La dakini vint la visiter à nouveau. – C’est bientôt la pleine lune du printemps, toutes les énergies de la terre et du ciel vont se rencontrer, feras-tu partie du festin ? – lui demanda-t-elle sur un ton primesautier.
Le soir de pleine lune arriva. La voie lactée lui ouvrit les bras, la méditante s’y déposa. Dans un OUI inconditionnel, elle laissa tomber le masque pour se faufiler jusqu’à son cœur. Elle se déposa dans le substrat de la terre, dans la quintessence du ciel. Instant après instant, souffle après souffle dans cette joie indicible qui soulevait son cœur. Elle goûtait le silence et la plénitude de l’Etre. Elle se sentait reliée, passant d’un infini à l’autre, dans cette énergie vibrante. Elle s’abandonnait dans l’ouvert à l’écoute du frémissement intense de la vie. Elle était hors du temps habituel.
Après plusieurs jours de cet état de grâce elle décida de retourner voir le sage. Il la regarda arriver d’un air amusé, tant elle débordait de cette expérience. Ils s’assirent en silence, l’esprit de l’un coulait en l’autre, telle une rivière. Ils s’imprégnaient de l’Essentiel. Elle comprit que cette expérience était au service de l’unité.
– « Il n’y a pas d’expérience à atteindre, pas de but à atteindre », lui dit-il. Cela vibrait juste dans son propre ressenti. – « Qui pourrait être là et pour atteindre quoi ? » –
Ils restèrent un long moment en silence, se donnant à la simplicité de l’instant.
Namasté
Annie