S’ouvrir à l’instant

Dans ce numéro consacré au yoga tibétain et dans la période qui nous approche de la fin d’année, je voudrais aborder une pratique méditative issue du bouddhisme avec un regard plus large.

Il existe une méditation bien connue au Tibet et dans les pays bouddhistes qui vise à développer et à entraîner l’esprit à la compassion. En tibétain elle se nomme « tonglen », ce qui signifie donner (tong) et recevoir ou accueillir (len). Elle est issue du Mahayana, l’un des trois véhicules du bouddhisme. Cette voie repose sur la compassion universelle (sk : karuna) et sur la connaissance supérieure (sk : prajna). Comme la plupart des pratiques, tonglen fut introduite par Atisha, ce maître indien qui joua un rôle clé dans la diffusion du bouddhisme au Tibet au XIe S. Cette pratique fait partie du corpus nommé lodjong en tibétain.

Tous les êtres sur terre aspirent au bonheur, à la paix et à la tranquillité. Toutefois, on ne peut que constater le malentendu général qui suppose qu’en évitant la douleur, on trouvera la sérénité. Ainsi, nous prenons ce qui est bon pour nous et nous rejetons ce que l’on considère comme étant mauvais. On peut avoir différentes motivations pour la pratique méditative et espérer subtilement que si l’on pratique « bien » il n’y aura plus de souffrances. En tirant le tapis sous nos pieds, tonglen nous apprend à aller à contre-courant de notre fonctionnement. C’est une posture un peu déstabilisante tout du moins au départ. Nous pouvons tout à fait aimer la terre entière assis seul sur notre coussin, tout le monde excepté la personne avec laquelle on a des difficultés. N’y a-t-il pas un paradoxe ?

Comment pratiquer ?

Il existe différentes instructions pour cette pratique. Voici l’une d’elles. Elle commence par une pratique de contemplation. C’est une expérience sensorielle, sans rien bloquer, sans vouloir autre chose que ce qui se présente. Il s’agit de reposer son esprit dans l’immobilité et l’ouverture. Une manière de devenir plus poreux, plus réceptif, de laisser notre territoire s’ouvrir. Nous venons ressentir la texture du souffle : chaleur, légèreté, densité.

Puis, dans un deuxième temps, à l’inspiration, nous accueillons nos propres souffrances, visualisées sous forme d’une fumée grise ou noire venant se dissoudre dans l’espace du cœur. Ensuite, du cœur irradie une luminosité blanche : le pratiquant s’offre bien-être et souhaits de paix.

Dans un troisième temps, nous pouvons élargir ce mouvement aux personnes que l’on connaît et qui sont dans la douleur puis à celles que l’on ne connaît pas.

C’est un apprentissage doux. La respiration est là comme un rappel. Mais il ne s’agit pas de devenir une « pompe » –j’inspire le mal, j’expire le bon–.

Les instructions mentionnent que la pratique commence par soi-même. Dans cette méditation, il y a une ouverture progressive au mouvement interne de l’esprit, une invitation à aller visiter nos côtés les moins fréquentables, à explorer notre propre chaos. Avec courage, nous nous ouvrons à nos propres souffrances, sans louvoyer, ni éluder, et nous nous offrons le meilleur : quelle audace ! Nous pouvons déjà sentir un mouvement de résistance, mais comment s’ouvrir aux douleurs de tous, sans avoir au préalable abordé les siennes ?

Progressivement tout va se dévoiler à notre compréhension. La palette émotionnelle se déploie, avec elle se révèlent les mécanismes de défense et de survie, les conditionnements que nous avons acquis de notre société : école de patience et d’amour. En pratiquant, nous allons remarquer qu’en fonction des événements que l’on traverse, l’une des deux phases peut être plus aisée que l’autre.

Une pratique universelle

A ce point, on pourrait se dire toutes ces méditations sont très belles, mais si je ne suis pas bouddhiste ? Sortie de son cadre religieux cette pratique vient nous interroger sur le rapport à soi et au monde. Comment faire pour que la compassion ne soit pas une sorte d’idéal philosophique non-incarné ? Il y a là une invitation à une réflexion profonde sur le sens d’accueillir. Jusqu’où peut-on accueillir ? Qu’est-ce qu’offrir ? Qu’est ce que j’offre ?

Accueillir

Accueillir est avant tout une attitude : celle d’être présent à ce qui arrive. Comme lorsque la porte sonne et qu’un vieil ami est sur le seuil. Les bras s’ouvrent, le cœur s’ouvre. Accueillir, c’est ouvrir notre espace intérieur, être réceptif à ce qui émerge en nous. Parfois les blessures sont insurmontables. On ne peut pas accueillir. Alors le plus petit pas possible sera de dire Oui au « Non ce n’est pas possible ». Accueillir ce n’est pas accepter. L’une des idées reçues qui circule dans les milieux spirituels suppose qu’il faudrait accepter pour être en paix. Cela peut devenir une exigence intérieure de plus, avec à la clé un sentiment d’échec lorsqu’on n’y parvient pas. Accueillir permet de prendre en compte ses propres limites. Accueillir non pas avec sa tête, ses pensées mais à partir de l’espace. C’est d’ailleurs pour cela que la pratique commence par un temps de contemplation.

Donner

Donner c’est offrir quelque chose que l’on possède. C’est un acte qui nous enseigne le lâcher-prise. Symboliquement c’est le retournement vers le haut d’une main qui s’ouvre pour offrir ce qu’elle contient. Parfois on se demande quoi offrir, confronté à un sentiment de pauvreté, une insécurité : si je donne, que va-t-il me rester ? Donner sans marchandage, sans chercher à être bien vu ou aimé. Donner sans rien attendre en retour, c’est une façon de faire diminuer notre égoïsme, d’apprendre le détachement. Avez-vous déjà offert un présent à un enfant ? Le cadeau est là pour le plaisir de donner et le présent que l’on reçoit est sa joie et son émerveillement. Donner est une attitude du cœur, un dévoilement.

Au fond, est-ce que donner et recevoir n’appartiendraient pas au même mouvement, celui de l’ouverture ?

Noël pour faire l’expérience d’accueillir et offrir

Issue du bouddhisme, tonglen peut modifier notre regard sur cette période de Noël, période propice au « donner et recevoir ». C’est une manière d’observer nos vies avec un éclairage nouveau.

Au moment d’acheter un cadeau n’avez-vous jamais eu le dialogue intérieur du : « Est-ce que mon cadeau sera à la hauteur des espérances ? Est-ce qu’il assez beau (gros…) ? Est-ce que je vais passer pour un radin, ou pour un cœur en or ?». Ou lorsque l’on reçoit : « C’est trop, (ou pas assez) ; je ne le mérite pas ; je me sens redevable ». Toutes ces phrases intérieures qui tournent, où l’on s’évalue et se critique. Alors halte aux jugements !

Ce double mouvement du donner et recevoir est certes une occasion d’expérimenter nos limites, nos restrictions, mais c’est surtout une aubaine pour apprendre à nous connaître plus intimement en nous permettant d’apporter de la lucidité à ce que l’on vit. Y a t-il crispation intérieure ou détente ?

Cette pratique peut s’arrêter là, en étant conscient de ce qui se passe en nous, en essayant de devenir une « meilleure personne », ce qui est déjà beaucoup.

Qu’en est-il du cadeau de la Vie ?

Dans la pratique de tonglen, même si tout se passe en soi, même si l’on pratique avec soi-même, on se place dans une relation de personne à personne. Et tant que l’on se prend pour une personne qui accueille ou qui donne, l’expérience reste incomplète car duelle. Tonglen invite à ressentir le mouvement intérieur, que l’on donne ou que l’on reçoive, car le ressenti est toujours en soi. Ainsi nous pouvons remarquer que toutes les expériences que la Vie nous propose sont au service de la découverte de qui nous sommes vraiment.

Les tensions du corps entravent le mouvement de la vie qui s’écoule en soi. Au lieu de résister, si je laisse le combat intérieur s’achever vraiment, que reste-t-il en termes de ressenti dans l’instant ? Il ne reste que tranquillité et espace. Et lorsque le mental ressurgit, je peux faire confiance au ressenti. Il pointe là où je suis : dans le petit personnage qui s’agite ou dans l’espace de paix ? La voie du ressenti permet d’interrompre le mental. Elle nous permet de délaisser la mémoire, l’imaginaire, pour ne rester que dans le vivant de l’instant. Le retour ne se produit pas par une volonté mentale. La conscience sent s’il y a crispation ou espace. Bien sûr le mental va faire son travail et peut-être serons-nous happés dans le scénario, mais si nous remarquons ce mouvement, encore une fois sensitif, il peut y avoir retournement de l’attention vers sa source, pour revenir goûter la fraîcheur de l’instant. A cet endroit, il n’y a ni intérieur ni extérieur et nous pouvons toucher la qualité énergétique du vivant en nous. Il n’y a plus de sentiment de séparation. Tout est accueilli dans l’ici et maintenant. La présence est accueil, accueil inconditionnel.

A ce point « Je » ne fais rien du tout : ni accueillir ni donner. « Je » me laisse rejoindre par ce qui est, et si la vie se fraye un chemin dans l’élan de donner, c’est la Vie qui donne, il n’y a personne pour donner. Il y a don.

Ne serait-ce pas le cadeau que nous offre la Vie, celui de nous faire goûter le sentiment d’existence ?

Namasté

Annie, relecture Caroline.

Article paru dans Infos Yogas n° 140