Des cadavres sur le tapis

Chargée par la revue Infos yoga de mener une enquête sur une partie du yoga connue sous le nom de relaxation, ou Yoga Nidra, j’arrive à l’heure dite au studio, armée de mon tapis tout neuf, pour ma première expérience de nidra. En ouvrant la porte, je découvre un peu stupéfaite des corps déjà allongés sous des plaids, coussin sous la nuque voire sous les genoux. La prof qui m’intime le silence d’un index posé sur la bouche me glisse à l’oreille : « Allongez-vous dans la posture du cadavre ». A mon regard affolé, elle me faire comprendre de faire comme les autres. Ce mot « cadavre » tourne en boucle dans ma tête en ce début de séance, mais la voix monocorde de la prof finit par avoir raison de mes résistances. Je flotte dans un entre-deux, sans savoir vraiment si je dors ou non. Lorsque la séance prend fin je me sens vraiment bien, reposée, l’esprit détendu, étonnée.

 Intriguée par cet état de repos incroyable, je cherche à en savoir davantage et à faire le lien avec ce paradoxe du « cadavre ».

Les origines du Nidra se perdent dans l’histoire de l’Inde. Il existait très certainement des transmissions orales, bien avant que des textes n’apparaissent. Il en est question dans les yogas sutras de Patanjali 200 à 500, dans le Hatha Yoga Pradipika 15e S, dans certaines Upanishads, dans des textes vhishnouïtes et shivaïtes.

Dans la tradition vhishnouïte, Vishnu repose paisiblement sur le serpent Ananta qui représente l’éternité et l’infinité. Il incarne ainsi un état de sommeil profond appelé le sommeil yogique, où la conscience reste présente, même dans le repos le plus profond. Ce sommeil appelé –le sommeil de dieu– n’est pas simplement un état de repos, c’est une période de maintien de l’équilibre cosmique, dans laquelle Vishnu se recharge pour préserver l’harmonie de l’univers.

Dans la culture shivaïte, Shiva le yogi parfait est appelé –seigneur du sommeil– ; il éclaire la nuit. Il est celui dans lequel la manifestation se dissout. Son sommeil léger précède le réveil de Vihnu, le grand créateur. La posture de Shavasana est un aspect passif de Shiva qui évoque le sommeil et la mort. Je tiens enfin une piste…

Comme toujours en Inde, le mythe et le symbole sont intimement mêlés. Derrière ces récits, c’est une vision du monde qui est proposée ; non pas la vision linéaire occidentale avec un début et une fin. C’est un regard particulier et subtil qui conçoit les phénomènes comme étant cycliques. Ainsi, la Vie est un processus éternel dans un mouvement très complexe fait de création, de maintien, de décroissance puis de résorption. Comme le dit Edgar Morin « Vie : le mot le plus évident et le plus mystérieux, le plus plat et le plus profond qui nomme ce dont nous sommes à la fois les jouets et les acteurs, et que nous n’arrivons pas à comprendre ni concevoir. »

Je prends alors  conscience de cette vision cyclique du monde et des choses, des phénomènes naturels auxquels je ne prenais pas garde : la mort est un processus contenu dans la vie.

Nous connaissons tous le jeu des saisons, le cycle du jour et de la nuit, la mort des étoiles qui pourtant nous semblent éternelles, un amour qui débute et se finit etc. Matière et univers connaissent la dégradation. Il y a là un processus continuel ; quelque chose meurt et la vie reprend sous une autre forme. La plupart du temps par inattention, nous ne goûtons pas l’enchaînement qui conduit de l’apparition d’un événement à sa disparition. La mort-processus est une force dynamique de la vie qui se perpétue elle-même. De nombreuses pratiques bouddhistes insistent sur cette notion de mort. Cette pratique culmine dans une pratique nommée Powa « transfert de conscience au moment de la mort », mais ce n’est pas le propos ici.

Mes réflexions s’approfondissent : qu’en est-il du douloureux déchirement face à la mort d’un être cher ?

La mort est un événement unique et singulier, ne survenant qu’une seule fois et toujours à autrui. Face au décès d’une personne, force est de constater que ce sont les vivants qui le décrivent : l’heure de la mort, les circonstances, rappel des souvenirs vécus. En fait, nous ne parlons pas de la mort, si ce n’est en termes médicaux, mais nous parlons « autour d’elle », comme si toutes ces paroles n’étaient qu’un paravent derrière lequel on se cache pour la rendre plus impersonnelle ou distante.

Pourtant l’espèce se perpétue au-delà de la mort de ces êtres… Nous pouvons nous demander si la mort-événement est une fin radicale. Nul trépassé n’est venu nous raconter s’il y a une suite. À ce point, chacun en fonction de sa croyance donnera une réponse, la philosophie donne aussi des points de vue.

Je constate que la mort est une réalité incontournable, trop souvent occultée dans notre société. Un jour, moi aussi je mourrai. Face à cet inéluctable, je me débats. Moi, moi, mon petit ego, bien-portant ou malade, finira comme tout le monde, emporté comme tout vivant, et deviendra un chiffre dans une statistique…

On ne peut pas vivre en faisant semblant : la mort n’est pas que pour les autres. Face à cette inévitable perspective, l’angoisse de la mort est bien là, la peur de l’inconnu aussi : un véritable trou noir. S’il n’y a pas le baume d’une réflexion philosophique ou spirituelle –d’ailleurs sans aucune certitude, l’épouvante sera peut-être calmée par des médicaments et quelle chance nous avons de pouvoir y recourir ! Arnaud Desjardin fait remarquer l’écart entre l’Occident où s’opposent les mots « mort » et « vie », et l’Orient où « mort » s’oppose au mot « naissance », impliquant que la naissance et la mort sont deux moments de l’existence. La mort n’est pas une fin, elle est englobée dans la vie. C’est un passage qui s’inscrit dans un temps cyclique.

Pour exemple, la biologie nous apprend qu’il y a le renouvellement permanent de nos cellules, ce qui exige que certaines cellules soient détruites pour être remplacées par des nouvelles. C’est dans cette hécatombe permanente que la régénération de l’ensemble s’accomplit et que la vie perdure. Chaque soir, en nous endormant, nous mourrons à notre journée et nous naissons chaque matin. Nous naissons chaque fois qu’une pensée ou une sensation apparaît, et nous mourons chaque fois que cela disparaît. Avoir conscience intimement du mouvement qui se perpétue.

L’Orient nous dit que le corps n’est qu’une enveloppe qui sera laissée et que l’esprit demeure au-delà de la mort. Croyance ô combien rassurante mais changer de paradigme demande des heures d’apprentissage, de médiations analytiques et d’assise sur un coussin.

La posture du cadavre m’a menée à toutes ces réflexions sur la mort, mais qu’est-ce que cela a à faire dans le nidra ? N’y aurait-il pas un chemin de conscience où l’esprit explore des rivages inconnus ?

La peur de mourir provient de notre identification au corps, au mental. En s’allongeant sur le tapis en « shavasana » nous expérimentons un autre aspect de nous-même ce qui nous permet de nous départir du « Je suis actif », « Je dors » « Je rêve ».

Nous connaissons et nous nommons les actions de la journée où nous sommes dans un état dit de veille. Etat qui nous donne le sentiment d’être autonome dans nos actes en réponse aux stimuli extérieurs ou intérieurs.

Nous connaissons aussi le sommeil fait de rêves, fait d’images, d’histoires, de formes, de couleurs, de sensations. Sans pratique, nous sommes contrôlés par le rêve et nous nous réveillons en nage au milieu d’un cauchemar. Il y a différents degrés de conscience dans les rêves : je rêve, je suis conscient que je rêve. Il y a aussi des rêves dits lucides où l’on a la capacité d’agir dans le rêve avec lucidité. Ainsi toutes ces pratiques yogiques ne sont pas là pour arrêter le lion qui nous court après en rêve par exemple. Non ces pratiques nous proposent de devenir attentif au processus du rêve lui même, et non plus aux images du rêve. Il y a là une manière de mettre de la distance, de nous désidentifier dans une conscience alerte.

Il y a aussi le sommeil sans rêve, dit sommeil profond. Dans cet état, il n’y a aucune conscience ordinaire et nous ne percevons rien. Les pratiques cherchent également à amener de la conscience à ce niveau.

Ainsi le yoga nidra conduit dans différents niveaux de conscience, jusqu’à celui appelé la grande relaxation : Maha sithilikarana, qui signifie en d’autres termes « la mort ».

En Occident on considère que ces trois états sont séparés, alors que le Nidra les considère comme reliés. D’ailleurs, cette tradition décrit un quatrième état de conscience appelé Turya en sanskrit. Il ne s’agit pas d’un état supplémentaire mais d’une qualité, une présence sur laquelle se déploie les trois premiers. Il s’agit là d’un découpage bien théorique, et on peut prendre la mesure d’états connus qui servent de passage de l’un à l’autre. Nous avons tous fait l’expérience de rêveries, ni vigile, ni endormi. Dans ce no man’s land, il y a une possibilité de faire taire le commentateur intérieur et ainsi, de ne pas s’impliquer, juste de contempler. Ainsi dans le nidra, le corps dort et la conscience reste alerte. Pour preuve, lorsque l’on « revient » de la relaxation qu’est-ce qui, en nous, a entendu de revenir s’asseoir ?

Quelle école de la vie que ce cadavre ! Quelle merveilleuse façon de célébrer la vie en nous que de s’allonger en nidra ! Je poursuis mes investigations en étudiant la vie des philosophes et des grands sages et je découvre celui qui me donne une clé de compréhension reliant le cadavre, le nidra, la sagesse…

Je voudrais rapporter l’expérience déterminante qui survient à celui qui deviendra le grand sage Ramana Maharshi (1879-1950). C’était un enfant ordinaire qui n’aimait pas particulièrement les études et ne s’intéressait pas à la religion. Petit, il souffrait de somnambulisme et sombrait dans un sommeil très profond, dont on ne pouvait l’extraire. A l’âge de seize ans, alors qu’il était seul dans une pièce de la maison de son oncle, à Madurai, il vécut une expérience extrêmement puissante. Il connut tout à coup une peur intense de la mort. Une impulsion à scruter la mort surgit spontanément en lui. Il décida de l’accueillir calmement. Il se coucha étirant ses membres comme un cadavre, bien décidé à regarder la mort en face. De là s’en suivit une investigation : qu’est-ce que la mort ? Qu’est ce qui se meurt ? Il ferma ses lèvres hermétiquement pour qu’aucun son ne sorte et demeura sans souffle. Le choc de cette expérience provoqua une libération. –« Le corps meurt mais l’esprit qui le transcende ne peut être atteint par la mort. »– Il entra dans une extase profonde. Cette expérience eut un effet transformateur radical et irréversible sur lui. A la suite de cet évènement, il quitta sa famille pour aller s’installer comme ascète, au pied de la montagne sacrée d’Arunachala. L’enseignement de Ramana Maharshi était basé sur sa propre expérience et vise à se questionner sur sa propre nature ; toutefois son véritable enseignement était silencieux. Des disciples et admirateurs continuent encore à affluer et se prosterner au pied du divan où il recevait.

Ramana Maharshi a ouvert une voie de questionnement qu’il convient de mener avec une grande honnêteté –si nous nous sentons attirés par la démarche– Qui meurt ? Beaucoup de philosophes ont apporté des perspectives. L’originalité du Nidra est de proposer une démarche pragmatique qui explore le lien entre deux situations bien connues de notre vie, qui sont la veille et le sommeil et que l’on aurait tendance à opposer. C’est aussi un outil de vérification pratique nous permettant d’expérimenter s’il y a quelque chose que l’on puisse qualifier de radicalement final. Ces états intermédiaires nous offrent l’occasion d’enquêter sur le mystère du non-connu, c’est-à-dire la mort et sur le processus de mourir. Par une relaxation profonde, on peut passer dans l’entre-deux et toucher le scintillement de la vie sans référence.

Jouons, jouons à faire le cadavre, et vivons ainsi dans cette ambiguïté ! Tant que la mort n’est pas là, il nous faut exister et vivre chaque jour de nouvelles aventures. Vivre la vie dans sa plénitude, intensément, sensuellement, esthétiquement, avec ces joies à apprécier et ces peines à surmonter, pour qu’à l’heure inexorable, un véritable Oui nous conduise aux portes du Mystère.

Annie

Article paru dans le revue Infos Yoga n°152